Mondragon, des coopératives ouvrières dans la mondialisation Adaptation ou contre-offensive ? 1ere partie

Publié le par nidieuxnimaitrenpoitou.over-blog.com

Joël Martine, Marseille, avril 2008

 

Première partie : une éthique, une réussite

 

Mondragon Corporacion Cooperativa (MCC) est une petite multinationale dont le noyau est constitué de coopératives ouvrières à Mondragon au Pays Basque espagnol. Ces coopératives, propriété de leurs travailleurs, les socios, sont fédérées en un réseau qui a ses propres institutions de financement ; et d'autre part ces fonds de financement détiennent des entreprises en tant qu'actionnaire capitaliste (certaines en joint venture avec des capitaux privés), actuellement dans 18 pays (Grande-Bretagne, Brésil, Chine, Mexique, etc.). Par exemple l'entreprise d'appareils électroménagers Fagor possède une filiale en Pologne, en France (Brandt), et au Maroc. Les principales activités de MCC sont industrielles (machines-outils, équipements automobiles, etc.) ; elle comprend aussi la chaîne de supermarchés Eroski, qui a mis en place des centrales d'achat communes avec des entreprises capitalistes européennes de la grande distribution. Au total, le groupe avait environ 25000 emplois en 1992, 81880 fin 2006, dont plus de la moitié ne sont pas des coopérateurs.

Nous examinerons d'abord les facteurs d'efficacité de la gestion en réseau, grâce à laquelle les coopératives se sont développées depuis les années 50 et ont contre-attaqué face à la concurrence sur le marché européen puis mondial, jusqu'à devenir le 7ème groupe industriel en Espagne. Ce qui est frappant dans cette expérience, c'est une combinaison de démocratie d'entreprise, de solidarité et d'efficacité économique.

 

Le but de cet article est de contribuer au débat sur les réponses autogestionnaires à la mondialisation, dans une première partie en soulignant les acquis de l'expérience de Mondragon, en examinant comment ils seraient transposables ailleurs, puis dans une deuxième partie en observant les effets pervers ou les insuffisances de cette expérience, qui nous amènent à réfléchir à d'autres réponses.

 

Un réseau d'entreprises ayant son propre système de financement


Telle est la principale clé du succès de MCC. Quelques coopératives, créées dans les années 50 à Mondragon, se sont dotées en 1959 d’une coopérative de crédit : il s'agissait de mettre les outils économiques au service de l’homme, dans un esprit d'humanisme démocrate-chrétien, qui encore aujourd'hui marque la culture du groupe. Ce qui a permis de créer d’autres coopératives.  Aujourd'hui MCC possède sa propre banque, la Caja Laboral, qui est devenue l'une des premières banques d'Espagne. Grâce à cela, les coopératives ne dépendent pas du marché des capitaux. Dans les années 70 a été créé un centre de recherche technologique. Ces moyens ont été renforcés dans les années 80 pour faire face à la concurrence sur le marché européen[1]. La part de l’exportation s’est accrue. Les entreprises sont regroupées par filières d’activité. En 1991 le groupe s’est doté d’un fonds d’investissement qui peut placer ses capitaux dans des coopératives ou des entreprises capitalistes[2].



[1] En Italie dans la région d’Emilie-Romagne des centaines de coopératives fonctionnent en réseau en commun avec des PME non-coopératives. Comparé à MCC, ce réseau est moins centralisé, et en lien plus étroit avec les pouvoirs publics.  

 

[2] Voir Kasmir, The Myth of Mondragon, p. 181. Ce fonds pourrait statutairement accueillir des actionnaires privés, mais ne le fait pas.

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Les travailleurs co-propriétaires

 

Le fonctionnement du secteur coopératif de MCC n’a rien à voir avec celui d’une holding capitaliste commandée par les grands actionnaires et organisée de haut en bas. C’est l’inverse : la direction du groupe est élue par un congrès annuel des représentants de toutes les entreprises, c’est-à-dire des travailleurs puisque chaque coopérative est et reste propriété de ses salariés. C’est l’assemblée des travailleurs de l’entreprise qui définit ses orientations et élit sa direction, au suffrage égalitaire : une personne, une voix. L’assemblée des travailleurs élit aussi un Conseil Social, qui joue à peu près le rôle d’un syndicat (mais sans affiliation confédérale ; et il n'y a pas de Conseil Social central à l'échelle de l'ensemble du groupe).

Chaque travailleur possède personnellement une part du capital de son entreprise, qu’il a investie lorsqu’il est devenu sociétaire. Sur cette base il reçoit annuellement une part des bénéfices, sur laquelle il reçoit chaque mois une « avance », qui en pratique est un salaire. Une partie des bénéfices de chacun, dont le montant est décidé par l’assemblée de l’entreprise, doit obligatoirement être réinvestie dans l’entreprise. Ainsi le capital collectif augmente par augmentation de la propriété de chacun. Le reste est empoché par les individus comme intérêts de leur part de capital : c’est l’équivalent des dividendes que reçoivent les actionnaires d’entreprises capitalistes. Mais cet intérêt ne dépasse pas 7,5% ; il est donc beaucoup moins lourd pour l’entreprise que les intérêts à 14% ou plus qu’exigent aujourd’hui les actionnaires des entreprises capitalistes sous peine de « licenciements boursiers » ! D’un autre côté, l’investissement dans l’entreprise reste avantageux comparé à d’autres formes d’épargne. Bref, le sociétaire travaille pour lui et pour ses collègues, et pas pour des actionnaires extérieurs, sans compter le plaisir de faire partie d’une collectivité solidaire, ce qui, comme dans toutes les coopératives, est motivant pour fournir un travail de qualité. En plus de l’intérêt de base, les salariés sur poste de responsabilité reçoivent une participation aux bénéfices (ou aux pertes éventuelles !) plus ou moins importante selon leur niveau de responsabilité. Enfin le travailleur qui quitte l’entreprise ou part en retraite retire sa part du capital (son apport initial augmenté des dividendes capitalisés) ou la vend à d’autres sociétaires.

L’éventail salarial, initialement de 1 à 3, a été élargi afin de rester attractif pour les salariés très qualifiés et d’encadrement : actuellement il est officiellement de 1 à 6, mais on peut observer des écarts de 1 à 9, voir de 1 à 12 dans certaines entreprises[1] : cela dépend de ce qu'on appelle le niveau 1, et des revenus qu'on intègre dans le salaire, les primes par exemple. Quoi qu'il en soit les salaires ouvriers sont parmi les plus élevés de la profession localement (15% de plus que la moyenne), et les salaires des cadres sont de 30% inférieurs à ceux du privé.

Quand une coopérative est en difficulté, ses salariés-propriétaires n'hésitent pas à faire des sacrifices : ils renoncent à leurs bénéfices (ce que des actionnaires extérieurs ne feraient pas : ils préfèreraient licencier), diminuent leurs salaires, voire font des heures supplémentaires non payées. Confrontées aux aléas de la concurrence, les coopératives mettent en oeuvre une réelle flexibilité du travail, notamment la semestrialisation du temps de travail[2]. Mais les travailleurs sont gagnants, puisqu'ils maintiennent leurs emplois, ainsi que la fonction de leur entreprise dans le tissu économique local, et en fin de compte des salaires assez élevés pour les ouvriers.

Au Pays Basque, 20% des salariés des coopératives de MCC ne sont pas coopérateurs … mais ils le deviennent le plus souvent au bout de deux ou trois ans : le groupe les y incite en leur proposant une formation à la gestion.



[1] Voir Prades, L’Enigme de Mondragon.

[2] Concernant l’organisation du travail, elle est chez Fagor très taylorienne : les gestes de travail sont rigoureusement contrôlés et les cadences sont dures. Cette pression sur le travail est rendue nécessaire par la concurrence : Fagor est quinze fois plus petit qu’Electrolux et onze fois plus petit que Whirpool (Mendizabal Etxabe A, Begiristain Zubillaga A, et Errasti Amonzarain A, « Deslocalizaciones y empleo cooperativo. El caso de FAGOR Electrodoméstico, S. Coop »,  CIRIEC, Valencia, p. 253, référence indiquée par Lontzi Amado-Borthayre) ; ces concurrents réalisent de plus grandes économies d’échelle, imposent des prix plus bas à leurs fournisseurs, et profitent davantage des pays à bas salaires. En revanche, chez Irizar, une coopérative de MCC qui fabrique des autobus et possède des entreprises dans plusieurs pays du Sud, il y a des ateliers qui organisent leur travail de façon autonome : voir Luxio UGARTE, ¿Sinfonía o Jazz?: Koldo Saratxaga y el modelo Irizar, un modelo basado en las personas, éd. Granica, Barcelone, 2004.

 

Indépendance financière du réseau et éthique de la solidarité

 

Ce que les coopératives de MCC font mieux que les autres, c’est qu’une partie de leurs bénéfices est d’abord versée à un fonds inter-entreprises du groupe, qui lui va investir cet argent dans les différentes entreprises pour aider à leur développement ou les soutenir en cas de difficulté. Cela permet d’anticiper les restructurations, mieux que ne le ferait une coopérative isolée, et sans faire de dégâts humains ! Il y a aussi un fonds commun pour la formation et un pour la prévoyance sociale. C’est ce dispositif de financement qui donne aux coopératives de MCC les moyens d’être concurrentielles face aux entreprises capitalistes. La part des ressources consacrée à la recherche-développement est très élevée.

Tout cela marche grâce à une éthique de la démocratie d’entreprise et de la solidarité, qui ne s’est pas démentie depuis cinquante ans (du moins entre les coopérateurs, nous y reviendrons). Chaque fois que des postes de travail ont été supprimés dans une coopérative, les salariés ont été reclassés dans une autre. Le résultat, c’est un groupe qui développe des emplois qualifiés et qui ne laisse aucun sociétaire sur le carreau : les avantages du capitalisme sans ses inconvénients !

Aucune coopérative de MCC n'a d'actions cotées en bourse. Les entreprises en réseau sont indépendantes des marchés financiers. Les dirigeants ont des comptes à rendre aux coopérateurs qui les ont élus, et non à des actionnaires extérieurs.

 

Cela n'empêche pas le pragmatisme financier : la chaîne de distribution Eroski, pour obtenir les capitaux nécessaires à son développement, émet depuis 2002 des titres de participation dont la rémunération est fixe et garantie, et qui sont attractifs pour les investisseurs. Fagor en fait autant depuis 2004. Ce recours à l’investissement privé crée bien sûr une contrainte financière pour la coopérative, mais ne met pas en danger son autonomie, les investisseurs extérieurs n’ayant pas de pouvoir sur la gestion de l’entreprise. Est donc préservé le principe selon lequel le capital est un moyen au service de l’entreprise et de ses travailleurs, et non l’inverse.
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Solidarité et développement local

D'autres facteurs contribuent à expliquer la réussite du réseau coopératif de Mondragon : d'abord son enracinement dans une population aux fortes traditions de solidarité et de résistance fondées sur l'identité nationalitaire basque. D'autre part une idéologie fervente, celle du personnalisme chrétien et de la participation démocratique des travailleurs. On peut en tirer la leçon que le succès d'un réseau coopératif et le maintien de son éthique dépendent de son insertion dans un tissu de liens sociaux, un vivre-ensemble dans un territoire, et de sa relation avec un projet collectif à l'échelle de ce territoire[1]. L'éthique coopérativiste de Mondragon est en fait pour une bonne part vécue sur le mode d'une solidarité de proximité, et trouve son sens dans une idéologie qui combine le catholicisme social et le nationalisme basque.

 

MCC participe au développement local en concertation avec les pouvoirs publics basques et finance des oeuvres sociales. Alors que le taux de chômage est d’environ 11% en Espagne et 7% au Pays Basque, il n’est que de 3% dans la zone de Mondragon ! Cette expérience montre qu'un réseau de coopératives peut être un élément fondamental du dynamisme du tissu économique local, et donc de sa résistance dans le contexte de la mondialisation[2]. N'ayant pas d'actionnaires extérieurs, les coopératives non seulement ne sont pas « opéables », mais tiennent compte, dans leur stratégie, des intérêts de la population locale. La démocratie d'entreprise appuie et  concrétise la démocratie locale.

 

Il y a là une synergie dont l'un des instruments pourrait être des entreprises en SCIC, mais cette possibilité n'a pas été explorée dans l'expérience de Mondragon. Il existe en France la formule SCIC, Société Coopérative d'Intérêt Collectif : une coopérative dont l'objet est une mission de service public, avec un cahier des charges défini par les pouvoirs publics, peut bénéficier d'aides publiques en échange ; et surtout elle peut avoir la forme d'une entreprise mixte : une part du capital est propriété coopérative des salariés, une autre part est détenue par une collectivité publique, éventuellement aussi par une entreprise privée. Cette formule juridique très souple permet d'associer différents acteurs du développement local. A ma connaissance les pouvoirs publics basques n'ont pas mis en place un statut d'entreprise de ce type et MCC ne l'a pas non plus proposé.

 

Quoi qu'il en soit, l'expérience de Mondragon reste exemplaire.



[1]Voir Prades, L’Enigme de Mondragon.

[2] Même constatation en Emilie-Romagne : D.J. Thompson  fait état d’un taux de chômage de 4%.

 

Mondragon fait rêver.

Réseau de coopératives, fonds public de financement, projet politique.

Chaque année nous voyons fermer des entreprises pourtant viables, et utiles dans le tissu local, pour la seule raison que les actionnaires demandent le maximum de profit. Un réseau comme celui de Mondragon pourrait proposer aux équipes de salariés menacés par les « licenciements boursiers » de sauver leur emploi en montant une coopérative. Ce n’est pas le choix de MCC : pour eux, le premier critère pour fonder un établissement est sa complémentarité industrielle dans la stratégie de développement du groupe. Mais ce serait sans doute possible, s’il y avait aussi la volonté politique de collectivités locales et l’engagement de banques coopératives existantes.

On pourrait donc imaginer un réseau qui développerait une alternative aux règles du jeu capitalistes. Cela permettrait que l’économie alternative et solidaire ne reste pas cantonnée à des activités peu rentables et au créneau de l’insertion.

Dans cette optique il vaudrait mieux que le fonds de financement interentreprises soit un service public, plutôt que d’appartenir à un groupe industriel en concurrence avec d’autres[1]. Comme on l'a vu récemment en Argentine, en situation de crise du capitalisme de nombreuses entreprises peuvent être reprises par leurs travailleurs. Avec l'aide d'un fonds public d'investissement ces entreprises pourraient constituer un secteur économiquement efficace qui deviendrait un agent actif de transformation de la société.

Une alternative macro-économique au capitalisme ne doit pas être pensée comme une utopie pour un avenir indéterminé, mais comme une utopie concrète que l'on peut construire dans le présent, avec des outils qui existent déjà :

-         un secteur de la propriété coopérative,

-         des services publics et des entreprises publiques dont il faudrait démocratiser la gestion[2],

-         une activation de la démocratie locale et participative,

-         des pouvoirs politiques de gauche aux niveaux national, régional, international,

-         des syndicats qui non seulement défendent les intérêts des travailleurs en tant que salariés, mais luttent pour leur participation à la gestion dans un esprit de solidarité, aussi bien dans les coopératives, dans les services publics, et dans les entreprises capitalistes.

 

 
[1] Sur ce débat, voir J. Martine, Pour un secteur de la propriété sociale, viable dans l’environnement économique actuel, et surtout Tony Andréani, Le Socialisme est (à)venir, éd. Syllepse, 2004, tome 2, p.257.

[2] Sur les entreprises publiques, voir Yves Salesse, Réformes et révolution, éd. Agone, 2001 ; Tony Andréani, Le Socialisme est (à)venir, tome 2 ; voir aussi le site Vivent les Services Publics : http://www.v-s-p.org/ .


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